S’il est un génie que l’on peut attribuer à J.M. Barrie c’est d’avoir su faire de Peter Pan une oeuvre pour enfants, même si les adaptions de la 2e moitié du XXème siècle l’ont aidé, avec entre les lignes des thèmes adultes. Peu de mises en scène récentes ont su jouer ce double jeu subtile qu’avait fait Barrie pour qu’elle soit à la fois l’histoire pour les enfants Llewelyn Davies, qui lui inspira Peter, et une pièce parmi les nombreuses qu’il a écrite. Parce que même s’il a signé une des plus belles et des plus célèbres histoires du siècle passé, l’écossais n’en reste pas moins un dramaturge et non un auteur jeunesse.
Le symbolisme fait partie intégrante de la pièce, depuis les pirates jusqu’aux fées. Mais c’est dans le premier acte, la nursery, que le plus fort des symboles apparait : l’ombre de Peter Pan qui se détache. Ce n’est pas seulement un fait surréaliste et amusant, Barrie y ajoute des notions de peur et de courage omniprésentes dans ses oeuvres. Mais derrière elles se cachent également la notion d’enfance, cette suite d’images que l’on garde sans jamais s’en détacher, qui forme l’être adulte que l’on devient.
Les Darling sont une famille victorienne bourgeoise tout à fait classique composée d’un chef de famille autoritaire, une mère douce et aimante et des enfants turbulents qui préfèrent rire et s’amuser qu’aller au lit. L’ombre est la première notion irréelle de l’histoire. Ni les parents pour qui il semble normal de trouver une ombre par terre, ni Wendy qui ne comprend pas pourquoi l’ombre ne veut pas coller, ne sembler trouver cette présence surréelle étrange. Et qui plus est sait comment la recoudre.
L’ombre est décrite dans les didascalies comme « a flimsy thing, which is not more material than a puff of smoke, and if let go would probably float into the ceiling without discolouring it ». L’ombre n’est pas vue comme une absence de lumière. Dans Peter Pan, l’ombre a une couleur, une forme, une texture, une masse. Elle a sa propre existence. Elle n’est pas seulement l’obscurité qui résulte d’un obstacle à la lumière, deux notions qui reviendront souvent. Alors que l’obscurité représente généralement l’ignorance, la peur ou la tristesse, la lumière, au contraire, symbolise le bonheur, le courage et la connaissance.
Une fois l’ombre recousue à Peter, elle ne revit pas totalement. C’est seulement quand la lumière arrive que l’ombre se réveille. C’est un paradoxe qui revient souvent dans l’oeuvre de Barrie qui voit chaque notion comme allant de paire avec son contraire. Il faut avoir été malheureux pour être heureux. La volonté de vivre et d’exister de Barrie (pour sa mère notamment) vient d’ailleurs en grande partie de la mort de son frère David. Peter Pan développe cette thématique. Les enfants de Neverland sont heureux et libres, parce que Peter leur a dit que leurs parents ne voulaient pas d’eux. Peter lui même n’aurait jamais connu la joie de Neverland s’il n’avait connu la déception de trouver la fenêtre de chez lui fermée. De la même manière que l’ombre et la lumière coexistent pour former une forme, l’expérience de l’enfance se fonde à la fois sur le bonheur et la tristesse.
La peur du noir est courante chez l’enfant. Être entouré d’obscurité c’est faire face à un inconnu total, sans repère. Ms. Darling ne laisse pas ses enfants dans le noir, elle allume des veilleuses : « They are the eyes a mother leaves behind her to guard her children ». La nursery est en réalité le symbole de l’enfance, avec l’expérience la lumière et de l’obscurité. Parce que même si les veilleuses protègent les enfants, l’obscurité dans la pièce est écrasante pour les enfants Darling. Ms. Darling donne l’expérience aux enfants de la peur et de la tristesse pour qu’ils puissent apprécier le courage et le bonheur.
Quand Peter apparait la première fois dans la pièce, c’est à travers son ombre, qu’ont rangé Mr. and Ms. Darling. Avant qu’il n’entre dans la nursery, l’arrivée de Peter est annoncée par la lumière de Tinkerbell. Les veilleuses s’éteignent et la seule lumière de la féé éclaire la pièce. Par sa mise en scène et la présentation des deux éléments seuls, Barrie explique l’importance de l’ombre et de la lumière. Dans ses notes, l’auteur compare les enfants à des veilleuses : « They (les veilleuses) blink three times one after the other and go out, precisely as the children (whom familiarity has made them resemble) fall asleep ». Les enfants sont donc du bon côté de l’histoire ; à la lumière. C’est en réalité l’enfant et non les enfants qui implique la peur, les faiblesses et la tristesse. D’ailleurs, quand Wendy aura grandit et sera avec sa fille, le seul changement dans la nursery est le lumière au gaz qui est devenue électrique. Barrie montre ainsi que même si les enfants changent et grandissent, l’expérience de l’enfance reste la même.
A Neverland, les notions d’ombre et de lumière ne sont plus aussi clairs, à l’image de Peter. Tinkerbell, qui est une boule lumineuse, est une fée jalouse, impolie et plutôt désagréable avec sa phrase fétiche « you silly ass ». Trop heureux d’avoir retrouver son ombre, Peter en oublie Tinkerbell dans le tiroir tandis qu’il la décrit à Wendy comme « not very polite », « quite common » et « naughty ». De même à la fin de la pièce, alors que Wendy veut allumer la lumière, les didascalies indiquent que Peter est « frightened » et « husky ». Peter n’a pas peur du noir, il craint la lumière. Il veut rester dans le noir et dans l’ignorance pour ne pas grandir. Quand Wendy allume la lumière, il recule. Il est déçu que Wendy aie grandi. Barrie utilise cette contradiction ombre/lumière pour montrer la singularité de Peter.
Son bonheur pour les ténèbres semblent justifier le désir qu’il a de conserver son ombre attachée. En réalité l’explication est plus complexe. Traditionnellement, les ombres symbolisent le passé. Elles sont une représentation déformée de leurs objet, toujours derrière. Une des composantes essentielles de Peter, qui explique son enfance éternelle, est son manque de mémoire. Sans elle, il ne peut acquérir les connaissances nécessaires et retenir ses expériences pour grandir. Il n’a pas le poids de son passé, et Barrie le matérialise en le faisant voler en apesanteur sans qu’il n’aie besoin de poudre de fée.
Pour comprendre le raisonnement de Peter, il faut se mettre au niveau d’un enfant. Comme un enfant, il ne comprend pas comment le manque de mémoire et d’expérience l’empêche de grandir. Il veut simplement jouer et avoir son ombre pour jouer avec. Ne pas grandir est une notion irréaliste et Peter Pan ne veut pas être réaliste. Il ne comprend et n’accepte pas ce concept, c’est un enfant. Les enfants n’ont pas de compréhension globale du fonctionnement du monde dans lequel ils évoluent. Peter se complait dans son état et se rassure avec.
Peter n’est pas pour autant inhumaine. Il est courageux, il a peur, il a des faiblesses, des joies et des tristesses, des émotions profondément humaines. L’ombre de Peter rappelle ces sentiments forts. Quand il retrouver son ombre, il est heureux. Mais quand il se rend compte qu’elle ne veut pas se coller à lui, il pleure. Wendy pense qu’il pleure parce qu’il n’a pas de mère, mais Pan est formel : « I wasn’t crying about my mother. I was crying because I can’t get my shadow to stick on. Anyway, I wasn’t crying ». Il affiche un attachement émotionnel plus fort à son ombre, et donc à lui même, qu’à sa mère. Mais en un sens, son ombre est la symbolique de sa mère. Il perd d’ailleurs son ombre de la même manière qu’il a perdu sa mère : à cause de la fenêtre de la nursery. L’ombre étant l’avatar de sa mère, sa perte l’attriste donc forcément.
Peter Pan a besoin de son ombre pour s’humaniser. Mais en même temps, il ne peut avoir d’ombre parce qu’elle symbolise passé et mémoire. Barrie développe le concept d’une ombre si complexe qu’elle est en devient en réalité un personnage à part entière de ka pièce. De nombreuses mises en scène de Peter Pan ont donné lieu à une ombre jouée par un acteur. Bien que Barrie ne l’aie pas fait lui même, il la rend vivante dans les didascalies « The shadow awakes and is glad to be back with him as he is to have it. He and his shadow dance together ». Si l’ombre n’était pas un personnage, Peter danserait seul. Le fait qu’il s’agit d’une figure parentale donne également à l’ombre des qualités humaines. Peter en parle également comme un personnage humaine en disant que « it isn’t quite itself yet » et même « perhaps it’s dead ». De la même manière que l’ombre donne des caractéristiques humaines à Peter, Peter apporte l’ombre à la vie.
Le développement subtile de l’ombre par Barrie dans la pièce contribue grandement à la richesse de Peter Pan. L’ombre porte différentes significations en fonction de personnages. Pour les enfants qui regardent, elle est simplement un amusement. Ils n’y voient pas une métaphore de l’enfance. Pour Tinkerbell, l’ombre est un concurrent à l’attention que lui porte Peter. Mr. Darling y voit un attrait financier en vendant l’ombre à un musée. Pour Wendy, l’ombre est une manière d’être une mère, en aidant Peter. Chaque spectateur ou lecteur y verra l’interprétation qu’il veut en fonction de ses expériences, de sa façon d’être et des personnages auxquels il s’identifie. Element fascinant et central de Peter Pan, l’ombre est propre à la pièce et ne sera retrouve dans aucune autre oeuvre de Barrie. C’est une des particularités qui fait de Peter Pan une oeuvre riche, profonde et à la lecture complexe.